En partant de la névrose et des défenses du moi dues à l’angoisse suscitée par la vie pulsionnelle, nous avons tendance à penser la santé en fonction de la nature de ces défenses. Nous considérons qu’il est sain que ces défenses ne soient pas rigides, etc. Mais nous décrivons rarement ce qu’est la vie en dehors de la maladie ou de l’absence de maladie.
Cette question doit pourtant être abordée,
la vie même, en quoi consiste-t-elle (Winnicott, (1971, p. 137).
Selon Winnicott (1971), c’est la rencontre fondamentale avec la vie qu’il faut mettre au premier plan, au-delà de toute optique épistémique (notions de santé et de pathologie). Il pose ainsi une question supplémentaire, non encore imaginée, par la psychanalyse : « La vie même, en quoi consiste-t-elle ? » (P.137).
Au-delà de son appartenance au domaine scientifico-médical, le terme de pathologie comporte une référence intrinsèque au
pathos. Une maladie, un malaise, engendre un mal-aise (existentiel), et la vie elle-même devient une épreuve évocatrice de douleur. Avons-nous, dès lors, abordé le domaine de l’esthétique ? Penser la vie nécessite-t-il une théorie esthétique de la psychanalyse ? L’écriture, dans sa tentative de se situer elle-même dans cette interrogation supplémentaire, renvoie à Winnicott à travers la problématique du jeu. Il se demande si la notion de jeu telle, qu’il l’a formulée, peut permettre une transition entre psychopathologie et expression et remodeler, par là, les relations entre psychanalyse et esthétique. Ici, l’esthétique n’est pas envisagée comme une doctrine expliquant la beauté ou le goût, elle évoque l’
aesthésis qui « se réfère à la fois au phénomène de la perception sensorielle par les cinq sens et à la sensualité en général » (Brudzinska, 2010, p.9)
[1].
De par son titre, le travail novateur de Winnicott,
Jeu et réalité, propose une association inhabituelle. Il y répète, à plusieurs reprises, (1971), que la psychanalyse se doit de prendre le jeu comme objet d’étude, en le considérant non pas comme un dérivatif (sublimation ou régression) mais de plein droit, pour lui-même « C’est en jouant et seulement en jouant que l’individu enfant ou adulte est capable d’être créatif et d’utiliser sa personnalité tout entière. C’est seulement en étant créatif que l’individu découvre le soi ». (p. 76).
Il faut concevoir, cependant, qu’un soi n’est pas formé d’emblée, il est
en devenir. Il existe en tant que potentialité qui
s’exprimera dans une activité spontanée,
le jeu. Ce
sera un amalgame composé des liens qui se créent lorsque l’on est immergé dans la réalité. Ainsi que Winnicott (1971) le souligne, percevoir objectivement le monde ouvre le soi vers l’extérieur et privilégie son immersion dans
la réalité, par delà ses objets internes. Je pense que cette extériorisation intéresse de plus en plus Winnicott car il trace une ligne continue passant par le phénomène transitionnel, le jeu et l’expérience culturelle, mouvement cohérent en direction de l’extérieur « dans cette tâche humaine interminable qui consiste à maintenir, à la fois séparées et reliées l’une à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure. » (p.9). Une relation durable au monde, inclue d’agir et d’être agi en retour, elle s’édifie sur la base de la précédente transition du « contrôle omnipotent (magique) au contrôle par la manipulation » (Winnicott, 1971, p. 18). Jouer implique une rencontre active avec l’extérieur, une manipulation imaginative des objets et des contingences dans un « espace potentiel » (Winnicott 1971, p. 59) entre le soi et le monde où un
soi pourra advenir, en articulant les diverses manières dont il aborde la réalité. Un statut épistémique est ainsi accordé au jeu.
Je fais référence au concept de Guattari d’« ontogénèse personnelle » (Guattari 1992, p.137), pour accentuer encore davantage cette fonction du jeu dans la formation du caractère. Il parle d’« ontogénèse personnelle » dans son exploration du thème de l’émergence et de la politique de la subjectivité et des conduites choisies par un individu pour se positionner sur le champ social « en prise directe sur la vie sociale et le monde extérieur » (Guattari, 1992, p.138). Un lien actif et expressif se crée ainsi entre l’individu et le monde. Jouer met au premier plan une dynamique similaire. En jouant, le soi s’immerge dans une rencontre vitale avec le monde. C’est ce monde qui lui fournit le matériel qu’il utilise sous des formes idiosyncrasiques d’engagement, ouvrant la voie à « l’instauration d’un modèle personnel » (Winnicott, 1971, p.10). Cette expérience d’immersion créative, propre au fait de jouer, est essentielle pour un « self » habitant du monde, « une forme fondamentale de la vie » (Winnicott, 1971, p.71). Pour lui, le soi travaille à se structurer tout au long de la vie car ses contours sont sans cesse remodelés lors de périodes de transitions et de changements par des rencontres à la fois immersives et pleines de sens.
En outre, Winnicott insiste sur la mobilisation de « toute la personnalité » (1971, p.76) dans le jeu, cela permet d’expliciter son caractère à la fois immersif et créatif. Cet engagement simultané du corps et de l’esprit, intérieur comme extérieur, dans une attitude d’absorption réceptive caractériserait-il-le fait de jouer ? Prenant racine dans les perceptions sensorielles et opposé à la pensée conceptuelle, le domaine de l’esthétique fait montre d’une semblable modalité d’être. Jouer peut entraîner un moment « d’égarement » du soi (ainsi peut-on se perdre soi-même dans un poème ou une chanson). Moment d’« absence » » qui est la trame d’une expérience immersive, animée, par l’esprit, d’une vibrante intensité, séparer la réflexion de l’action ou du corps, y est impossible. Ce mode d’être qui privilégie l’
expérience réceptive revêt un caractère déterminant, pointé par Winnicott (1965) quand il parle d’un « vrai soi » (p.157) enraciné dans la vitalité du corps. Un champ s’ouvre entre aperception et perception, « entre créativité primaire et perception objective » (Winnicott, 1971, p.14) dans lequel le soi se constitue lui-même. « Il s’agit avant tout d’un mode créatif de perception qui donne à l’individu le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue. » (Winnicott, 1971, p.91) C’est une sensibilité sans compromission qui est à l’oeuvre, guidée par ce qui est « perçu objectivement » (Winnicott, 1965, p. 154). Elle rend le jeu intrinsèquement satisfaisant, même si le soi y est plongé dans le travail créatif nécessaire pour trouver un moyen d’exprimer les saveurs d’une expérience singulière.
Pourrait-on dire que le jeu a un caractère esthétique par essence ? Ouvre-t-il un « espace potentiel » (Winnicott 1971 p. 59) dans lequel les domaines de la psychanalyse et de l’esthétique pourraient entamer un dialogue ? Ce serait simplement un espace, encore à venir, mais qui existe potentiellement. Une approche esthétique de la psychanalyse devient donc possible, réfléchissant activement à l’expression de la singularité et de l’intensification de l’existence, car les « selfs » connaissent des transformations et une créativité personnelle confortant les diverses façons d’être, d’être réel, dans la réalité.
Références
Brudzińska, J. (2010). Aisthesis. In H.R. Sepp & L. Embree (Eds.),
Handbook of Phenomenological Aesthetics (pp. 9-15). Dordrecht, Netherlands: Springer.
Guattari, F. (1992).
Chaosmose. Paris: Galilée.
Winnicott, D.W. (1965).
Processus de maturation chez l’enfant. Traduction J. Kalmanovitch. Paris: Payot.
Winnicott, D.W. (1971).
Jeu et réalité. Traduction C. Monot et J.B. Pontalis. Paris: Gallimard (NRF).