« Celle qui créa la voie lactée ». Sentiment d’appartenance en Afrique du Sud

Carin-Lee Masters
 

Réflexions sur le racisme en l’appartenance en Afrique du Sud.

0
Comments
818
Read

« Celle qui créa la voie lactée » est un récit raconté à la fin des années 1990 par //Kabbo (un homme pluie Khoisan). Kabbo avait été condamné à la prison pour vol de bétail. Lorsqu’il fut libéré de la prison de Breakwater à Cape Town, au lieu de retourner chez lui, il sacrifia la liberté des années qui lui restaient à vivre pour les consacrer à des linguistes (Bleek et Lloyd) à qui il transmit la langue et ses traditions culturelles. (Centre for Creating the Archive, 2011; Vollenhoven, 2016). Ces mots entêtants issus des récits émouvants de //Kabbo évoquèrent mes rêveries, souvenirs et expérience de non appartenance en tant que personne de couleur en Afrique du Sud.

Ma mère nous disait qu'une enfant les a ainsi faites ;
La fille du premier peuple (…)     
                                                                                        
Un jour s’était levé, avait empli ses mains de cendres et leur avait commandé :
« Ô vous cendres de bois que j’ai eues dans mes mains,
Soyez ce que j’ordonne et devenez Voie lactée.
Vous serez là comme un arc blanc à entourer le ciel ».
(…)

Ainsi nous, peuples de la terre, pouvons sortir dans la nuit noire,
Car notre route luit devant nous, l’ombre ne la couvre plus.
A ceux qui comme nous rentrent chez eux au clair des étoiles,
Guidés par ces étoiles, leur blanche clarté tout là-haut,
Nous savons qu’elle a voulu donner cette pâle lumière,
Elle a fait luire la Voie lactée (cette enfant) plus blanche que la cendre de bois,
« Elle l’a fait pour nous, peuples à venir, cheminant dans la nuit ».

Vous et moi sommes la cendre, et nous appartenons à ce pays-là, à la vie, aux étoiles, à la Voie lactée. Nous sommes tous chez nous ici, et l’avons toujours été. Mais avant que je sois capable de me le représenter ainsi, d’en prendre conscience, malheureusement, pendant longtemps, en Afrique du Sud, on a fait croire aux gens de couleur, noirs et marron, qu’ils n’étaient pas vraiment d’ici, qu’ils n’étaient là que pour servir les besoins de la soi-disant « race supérieure », les Européens. Nous avons été endoctrinés et avons cru que ce pays leur appartenait, croyance entretenue par un gouvernement totalitaire et raciste. De nombreux Sud-Africains ont ainsi ressenti un profond sentiment de non appartenance si ce n’est à leur « quartier », zones spécifiquement réservées à certaines races sous le régime de la Loi d’habitation séparée instaurée par le gouvernement d’apartheid [1]. Cette loi qui assignait les groupes raciaux à différentes zones de résidence avait deux objectifs : tout d’abord d’exclure les gens de couleurs de toute possibilité de vivre et de travailler dans les quartiers les plus développés qui n’étaient occupés que par les Blancs. Les personnes noires et marron n’avaient accès à ces quartiers qu’en tant que travailleurs et ne pouvaient y accéder légalement que s’ils étaient porteurs d’un « passe ». D’autre part, cette loi permettait également d’éviter les mélanges entre les races et donc toute possibilité de métissage.
 
Après l’abolition de l’apartheid et l’instauration du premier gouvernement démocratique en 1994, nous étions plein d’espoir en une « nouvelle aube ». Nelson Mandela et l’archevêque Tutu annonçaient la naissance d’une « nation arc-en-ciel ». L’espoir était que cela permette de guérir, comme par magie, les blessures et les divisions de l’Afrique du Sud raciste. Il y avait le fantasme que ceux qui avaient été des oppresseurs et des opprimés iraient à la rencontre les uns des autres et s’uniraient, devenant « Mzanzi », c’est-à-dire une nation. Freud a théorisé que ce qui est refoulé est voué à être inconsciemment répété. Long (2021) écrit que le concept d’inconscient doit inclure l’inconscient politique, des processus internalisés après des décennies d’immersion dans un contexte social et politique spécifique. Je pense que le terme d’inconscient politico-psycho-social est plus pertinent en ce qu’il inclut les différentes couches d’influences et d’expériences à tous les niveaux, politique/économique, social, et psychologique. Ces couches sont absorbées à un niveau conscient et inconscient. Notre pays a échoué dans son rêve de « Mzanzi » parce que ce que nous trouvons insupportable de regarder en face ce qui vient nous hanter et exclut toute possibilité d’aller de l’avant.
 
Lire //Kabbo a éveillé en moi des souvenirs d’enfance douloureux, des expériences racistes profondément perturbantes d’être « traité comme un autre » en tant qu’enfant. J’aimerais partager un souvenir : nous sommes au début des années 1970, j’ai environ quatre ans et je suis dans le bus à Cape Town entre Lansdowne (à l’époque encore « mixte ») et Claremont. C’est la première fois que je prends le bus. Je suis avec ma mère, excitée, débordante de joie, bien habillée pour cette occasion particulière : mon premier voyage en bus ! Je saute dans le bus et je me précipite joyeusement et je m’installe sur le siège avant du bus. Mon cœur dansait de joie… innocent et absolument pas préparé à ce qui allait suivre. En levant les yeux, je vois ma mère me fusiller du regard tout en m’arrachant à mon siège. Je lui demandais pourquoi elle avait fait cela et montrait les nombreuses places vides à l’avant du bus. Au même moment, je regardais autour de moi et je vis des personnes blanches aux visages sévères et impassibles. Au-dessus de nous, une pancarte rouge marquait la séparation des sièges avant du bus : « RESERVÉ AUX BLANCS ». Ma mère murmura sévèrement qu’il était illégal pour nous de nous asseoir là et que nous pourrions être jetées hors du bus ou pire encore. Cela fût un moment déterminant pour moi, gravé douloureusement et à tout jamais dans ma mémoire. Je réalisais que les voyages en bus pouvaient être dangereux si l’on ne respectait pas les pancartes. Je devins hyper-vigilante lorsqu’il y avait des panneaux écrits, et cela ne m’a jamais quitté depuis.
 
Il ne s’agit pas seulement de poser une affirmation nuisible, à savoir « ta place n’est pas là », le message implicite est bien plus délétère, et pénètre subrepticement nos esprits. Nous intériorisons ces messages inconsciemment, nous les intégrons, nous y croyons, ils font partie de notre monde interne. Mais comme l’a dit Freud il y a des décennies, avec une grande lucidité sur l’avenir, et à quoi Long fait écho, l’inconscient est une part de notre psyché autoritaire et active, retenant des éléments précieux de notre histoire.
 
Le message que j’ai intériorisé à partir de cette expérience dans le bus n’est pas quelque chose que je « savais » à l’époque. Lorsque je me le remémore aujourd’hui je réalise à quel point cela a ajouté une couche supplémentaire à un message ininterrompu : qu’être marron ou noir était être quantité négligeable, et qu’être blanc était quelque chose d’honorable et qui méritait un traitement spécial. Avoir de l’importance ou non en fonction de qui vous êtes et de la couleur de votre peau… qu’est-ce que cela peut-il même signifier pour un enfant ? Quelle haine vicieuse peut-elle être intériorisée avec un message tellement pervers ?
 
Il y avait une attente générale selon laquelle il fallait être déférent à l’égard des Blancs, quelque chose qu’à l’époque, bien des personnes de couleur détestaient, mais aussi enviaient et désiraient. Il y avait des anecdotes à propos de certaines personnes plus âgées ayant traversé la « barrière des couleurs » et ayant été reclassifiées comme blanches, obtenant les papiers le certifiant au bureau des « affaires de couleurs ». Du temps de l’apartheid, la reclassification était possible par l’intermédiaire de la loi de classification de la population de 1950 qui répartissait les Sud-Africains en Bantous (tous les Noirs Africains), en Métis, ou Blancs. De plus, la loi sur l’interdiction des mariages mixtes (1949) et la loi d’immoralité (1950) interdisait le mariage ou les relations sexuelles entre les différentes races. 
 
Avec ma naïveté enfantine de l’époque, je me suis demandé pourquoi nous ne pouvions pas faire cela. J’ai compris que c’était parce que mes cheveux étaient trop « kroes » (NdT : coarse, qui signifie crépus), et échouait au « test du crayon ». Dans le « test du crayon », un crayon est enfoncé dans les cheveux de la personne. La facilité avec laquelle il en sort détermine si la personne a « réussi » ou « échoué ». Ce test était utilisé pour déterminer l’identité raciale en Afrique du Sud durant l’apartheid, différenciant les Blancs des Métis des Noirs.
 
De plus, ma maman était trop foncée, elle ne pouvait pas avoir l’air blanche… c’était un autre problème, sa peau noire. A l’époque, avoir la peau sombre au sein d’une famille « de couleur » n’était pas une bonne chose. Peut-être en va-t-il toujours ainsi… Mais avoir la peau foncée et des cheveux « kroes »/crépus c’était la double peine. Votre destin pouvait être l’invisibilité la plus totale, ou pire…
 
Les choses étaient (et le sont peut-être encore) tout aussi délicates du côté des nuances des couleurs de peau : « le plus clair le mieux ». Ainsi, bien qu’une personne de couleur soit perçue comme une menace dans un « quartier blanc », lorsque vous étiez dans votre quartier, si vous aviez l’air moins noir et plus blanc, vous étiez quelqu’un de spécial, étiez l’objet d’une attention particulière. Des commentaires du type « Sy is meer soes n wit kind » jusqu’à « sy is soe pragitig soes n wit kind » (« Elle ressemble à une enfant blanche » jusqu’à « elle est aussi belle qu’une enfant blanche ») étaient des plus fréquents. Les personnes à la peau et aux yeux clairs étaient considérées comme plus « chanceuses », du fait d’une perception déformée de la « beauté intrinsèque du Blanc». Dans son émission sur Netflix « Daywalker » et son livre « Né d’un crime » Trevor Noah, un comédien sud-africain évoque ces problèmes en lien avec le racisme, y compris cette question des nuances de couleur de peau et celle des cheveux.
 
J’aimerais partager un autre souvenir : âgée de dix ans, en allant faire des courses pour ma famille je devais traverser une aire de jeu à Manenberg, à Cape Town. Des jeunes voyous y trainaient et me remarquant ils sifflèrent leur habituel « ow whitey, ow djy, green eyes ! » (« hey fille blanche, hey fille aux yeux verts »). Et comme je ne leur répondais pas… « kyk die fokken kind, sy hour vir har wit, wie dinks y, is sy, net vol kak, os skop haar sommer binne haar ma se poes ! » (« Regardez cette putain de fille, elle croit qu’elle est blanche, pour qui se prend-elle, juste de la merde, renvoyons là à coups de pieds dans la chatte de sa mère! »). Effrayée et confuse, je m’enfuis en courant et évitais de passer par le parc. Avoir la peau « claire » était à la fois admiré et méprisé.
 
Sous l’apartheid, être noir ou marron vous faisait inexorablement sentir que vous étiez « les damnés de la terre » (cf Fanon). Pour compenser ce désespoir, de nombreuses personnes de couleur tentaient souvent d’imiter les Blancs… un désir douloureux conscient, mais surtout une envie inconsciente de tout ce que cela représentait… la pureté, la bonté et la supériorité. Cela incluait une envie à l’égard de leur couleur de peau, de leurs cheveux, de leur accent, leurs capacités, leur statut et leur richesse apparents, leur corps et leurs esprits apparaissant désirables et enviables. Tout comme la peau blanche était idéalisée, la peau noire était abhorrée (cf. Clarck et Clarck) [2].
 
La propagande de l’apartheid et les petites agressions quotidiennes des racistes blancs auraient ainsi contribué au développement d’un surmoi haineux, pervers et punitif.
 
Comment est-il possible de faire face psychologiquement à toutes ces attaques contre l’individualité ? C’est un sujet extrêmement complexe qu’il n’est pas possible de développer ici. Mais je crois que certains ont pu faire face en se sentant « chez eux » dans les ghettos, alors que d’autres ont tenté d’échapper à cette situation via la reclassification raciale. Ceux qui en avaient les moyens ont pu quitter l’Afrique du Sud, mais nombreux furent ceux qui se réfugièrent dans la « folie » et dans les addictions. Nombreux furent ceux qui y perdirent leur âme, les morts vivants. Il y avait aussi de bonnes choses, comme la résilience et un fort sentiment de communauté et de connexion dans la lutte pour la libération. Néanmoins, ce qui est terrible, c’est que, quelles qu’aient pu être notre lutte et notre façon de nous défendre, qui atteignirent apparemment l’objectif de liberté, elles n’ont pas suffi pour guérir les âmes brisées des gens de couleur.
 
J’ai commencé une thérapie au début des années 1990, pour élaborer les aspects de cette brisure, mais à l’époque, la plupart des thérapeutes étaient blancs et ne pouvaient pas saisir ce sentiment profond de non appartenance raciale, se concentrant uniquement sur mon monde intérieur en tant qu’il relatait mon histoire personnelle. Oui, il y avait cela aussi – ma dynamique interne, mon histoire familiale et ma psychologie personnelle sont essentielles à mon être. Mais ce moi individuel était fondamentalement modelé par la politique raciale et l’identité qui avait saturé mon enfance. Il était aussi formé par les terreurs d’un état qui avait fait en sorte que mes ancêtres et moi avions cru et intériorisé sa propagande perverse et haineuse.
 
Les écrits de bell hooks en sont l’écho, lorsqu’elle partage sa propre haine racialisée et dit

Un désespoir intensément triste et plein de haine de moi-même… me conduisit vers une thérapie, mais les premières années ne m’apportèrent aucune aide. Je ne parvenais pas à trouver un thérapeute qui prendrait acte de la puissance de l’inscription géographique, des empreintes ancestrales, de l’identité raciale. Même lorsque je sentais que la thérapie ne m’aidait pas, cela n’entama pas ma conviction qu’il était possible de trouver la santé, qu’une guérison pourrait se faire à partir de la compréhension du passé et de sa mise en lien avec le présent. 

Comment la guérison d’un pays blessé comme l’Afrique du Sud est-elle-seulement possible ?
 
Cette question ne peut être résolue à l’aide d’un seul voyage personnel.  Elle doit être traitée au sein de la nation. Il y a besoin d’une volonté et d’une ouverture de toutes les communautés d’Afrique du Sud pour faire face aux atrocités de notre passé et du présent. Nous devrions libérer notre pensée magique à propos d’une « nation arc en ciel ». Pour guérir, nous devons traiter les haines crues, intériorisées, qui nous hantent aujourd’hui encore. Reconnaître leur poids sur la façon dont nous nous traitons nous-mêmes, sur nos relations, notre travail, notre parentalité –sur la façon dont nous envisageons et gérons nos vies psychiques.
 
J’ai introduit cet article par la citation d’un récit ancien rapporté par //Kabbo. Ce récit souligne la façon dont, dans le cycle de la vie, nous autres humains brûlons et devenons cendre. Il raconte que les cendres de nos ancêtres se sont rassemblées pour former la Voie lactée qui nous guide dans nos voyages. Je crois que nous ne pouvons que suivre cette lumière si nous restons authentiques à propos de la tragédie de notre passé et de ses ramifications. La tâche difficile et le défi de rester au plus proche de la vérité de nos expériences appartient à chacun d’entre nous. L’authenticité et le récit de la vérité constitue un élément central de ce récit d’être et d’appartenance.
 
[1] La loi d’habitation séparée (1950) a été conçue comme la  « pierre angulaire » de la politique d’apartheid. Elle visait à éliminer toute zone d’habitations mixtes au profit de quartiers ségrégés en fonction de la race permettant aux Sud-Africains de se développer séparément. (South African Institute for Race Relations, 1950: 26).
[2] L’expérience de la poupée a été développée dans le prolongement de la thèse de Clarck. Trois articles majeurs ont été publiés entre 1939 et 1940 portants sur la perception d’eux-mêmes du point de vue de la race chez des enfants noirs. L’expérience démontrait une nette préférence pour une poupée noire chez tous les enfants noirs inclus dans l’étude.
 
Références
Centre for Creating the Archive, University of Cape Town, ‘The courage of //Kabbo and a century of Specimens’ – Bleek and Lloyd conference  August 2011; http://www.cca.uct.ac.za. En français « la fille qui créa la Voie lactée » in S. Watson : Le chant des bushmen/sam : poèmes d’un monde disparu (Afrique du Sud), Paris, Karthala, Cool. Contes et Légendes, 2000 pp.41-42.
Fanon, F. (1961). Les damnés de la terre. Paris: Maspero.
Freud, S. (1914). Remémoration, répétition et perlaboration. La technique psychanalytique, Paris: PUF, Bibliothèque de Psychanalyse, 1985, pp.104-115.
hooks, b. (aka Gloria Jean Watkins) (2003). Rock my Soul, Black People and Self-Esteem. NY: Atria.
hooks, b. (aka Gloria Jean Watkins) (2009). Belonging: A Culture of Place. NY: Routledge.
Long, W. (2021). Nation on the Couch. Cape Town: Melinda Ferguson.
Noah, T. (2017). Born a Crime - Stories from a South African Childhood. UK: John Murray Publishers.
Vollenhoven, S. (2016 ). The Keeper of the Kumm - Ancestral Longing and Belonging of a Boesmankind.  Cape Town: Tafelberg.

Traduction: Alice Bauer