Chaque cure analytique commence par un jeu entre la demande et l'offre. Celui qui fait appel à un analyste (ou qui lui est généralement adressé), y est poussé par une souffrance assortie d'une demande : soulager ou transformer cette souffrance. Au cours d'une série d'entretiens variables en nombre, l'individu en question retrace sous forme d'inventaire les événements de sa vie, répond à des questions, après quoi il reçoit l'offre de commencer le voyage incertain que constitue une analyse. Durant ce temps, il se voit proposer, que cette offre soit explicite ou non, une écoute et une attention à ce qu'il a à dire, quelle que soit la forme que revêt son dire. Et parallèlement, il sera amené à éprouver que de temps en temps l'analyste tire de son récit un autre dire. Un dire qui cherche à revêtir une valeur interprétative, une fonction d'hypothèse plausible, à proposer un point de vue alternatif et à exercer un effet. Au cours de ce jeu mutuel, on s'accorde explicitement sur certains points : les horaires, la fréquence et durée des séances, le montant des honoraires et la promesse de confidentialité. Et, de surcroît, on offre au patient une attitude de neutralité (« bienveillante », aurait dit Freud (1912)) et d'abstinence, qui n'est pas énoncée comme telle, mais qui s'inscrit dans le cadre d'une éthique de l'analyste et singularise la cure (Szasz, 1971 ; Fromm, 1976 ; Etchegoyen, 1994). Le cadre, comme on le sait, est un pacte entre êtres humains, et comme tout cadre, il est fragile. Ce qui est bien plus subtil et impossible d'anticiper, c'est de créer avec le patient et entre les deux protagonistes de la relation analytique un lien d'intimité.
L'intimité renvoie à un lien particulier où ce qui se trouve être mis à l'épreuve est la qualité d'une relation dans laquelle l'autre témoigne d'un niveau d'engagement particulier et exclusif dans ce qu'il fait et dit. S'agissant du processus analytique, c'est quelque chose qui en devient partie intégrante, quelque chose qui s'éprouve à partir de l'investissement de l'analyste, qui s'engage à être l'« agent du bien » du patient (Szasz, op. cit). En contrepartie de la règle de la libre association, l'analysant se voit offrir des garanties quant à la discrétion, la confidentialité et une invitation à faire confiance, offre qui, comme je l'ai souligné précédemment, s'éprouve plus qu'elle ne s'énonce.
J'illustrerai ces propos à l'aide d'une brève vignette clinique.
Au début de ma formation analytique, j'ai suivi une patiente qui, souffrant d'obésité morbide, avait décidé de subir une intervention chirurgicale bariatrique pour remédier à son surpoids. Elle éprouvait de très fortes angoisses surtout à l'idée d'être anesthésiée, ce qui suscitait chez elle le fantasme de « rester endormie pour toujours », une manifestation de son angoisse de mort. Nous avons analysé en profondeur cet aspect-là, comme bien d'autres aspects encore, de sa décision de se faire opérer. A la fin de la dernière séance précédant l'opération, elle se leva du divan et me dit qu'elle avait très peur de mourir et qu'elle désirait que je l'embrasse pour pouvoir « partir tranquille » pendant ces quelques semaines. J'accédai à sa demande.
Je m'en voulus ensuite terriblement, dans mon for intérieur comme sur le divan où je me formais. J'étais persuadé que je m'étais éloigné de l'idéal analytique que j'avais à cette époque-là. Aujourd'hui, je ferais de même, mais sans culpabilité. Face à une peur quasi incoercible, ma patiente avait besoin d'une marque d'intimité partagée, distincte de ce que les mots pouvaient offrir.
Dirais-je aujourd'hui, en rationalisant, que je suis plus enclin à des contre-mises en acte avec mes patients ? Non, je pense seulement être plus conscient des limites de la voie verbale pour exprimer que nous sommes concernés par l'autre.
L'instauration d'une relation d'intimité comme levier nécessaire à l'application des mécanismes de guérison par l'analyse découle d'un processus, d'une insistance et d'une mise en acte de la part de l'analyste, destinés à montrer que l'on « prend très au sérieux » ce que l'analysant dit ou fait. L'analyse est précisément quelque chose de sérieux, ce qui ne veut pas dire qu'elle soit lugubre ni dénuée de tensions.
Peut-être que l'un des aspects les plus ardus de ce micro-climat que nous devons créer avec chaque analysant consiste en le fait que le psychanalyste s'offre comme dépositaire de toutes les passions, bien qu'en aucun cas il ne doive y répondre.
Même ainsi, y compris dans les conditions les plus idylliques, ou parmi ceux qui sont les plus conquis par le parcours à effectuer sur le chemin de la cure analytique, comme peuvent l'être les candidats en formation, la mise en œuvre de cette offre soulève des difficultés. Il s'avère que même au sein des relations les plus intimes, les individus découvrent qu'il y a des choses qu'ils ne peuvent raconter aux autres. Ceci est dû en partie à l'existence d'une amnésie, un oubli constitutif - que nous désignons du terme de refoulement - qui empêche d'appliquer strictement la consigne suivante : « dites tout ce qui vous vient à l'esprit » ; et en partie également, à la résistance du patient, qui à son insu s'oppose au but de la cure. Cela s'explique aisément si l'on considère que la souffrance (symptômes) est le capital psychique du patient et que les individus font appel à un psychanalyste à la fois pour changer et ne pas changer, ce qui s'accorde avec la nature conflictuelle de l'inconscient ; sans oublier le fait qu'à un autre niveau encore, on a très souvent affaire à des bénéfices secondaires, des bénéfices inconscients tirés de la permanence du symptôme, qui peuvent se transformer en une impossibilité d'investir pleinement la relation analytique. Ceci, j'insiste là-dessus, se produit dans toute cure analytique et permet d'éclairer en partie pourquoi la psychanalyse est un processus généralement long, et aussi de comprendre pourquoi, si cette difficulté s'enkyste jusqu'à devenir insurmontable, elle peut conduire à une impasse ou à une interruption du processus.
Mais ce sur quoi je cherche avant tout à mettre l'accent, c'est l'aporie implicite que renferme l'offre d'une intimité où absolument tout puisse avoir lieu. Ceci est d'autant plus complexe que le contexte culturel du moment est régi par les réseaux sociaux qui permettent à la subjectivité d'affleurer sans effort.
Aujourd'hui, pour sentir ce qui se dit de soi, il suffit de 140 caractères, d'un « like » ou d'un « dislike », assortis de surcroît de la promesse que ces derniers n'engagent à rien. Nous disposons aujourd'hui d'une série d'outils issus de la digitalisation globale, qui génèrent des bénéfices dans la sphère de l'intime, sans qu'il soit nécessaire d'affronter l'altérité ou la notion essentielle de différence. Même s'il était possible d'éluder les effets que les réseaux sociaux exercent et continueront d'exercer sur le processus de subjectivation, il n'en demeure pas moins que la relation analytique est circonscrite par des questions qui colorent l'intimité entre l'analyste et l'analysant. Les transferts mutuels, les positions inconscientes que les deux protagonistes de la cure s'attribuent comme effets de leur histoire, sont mis en jeu. Ceci permet de comprendre pourquoi ceux qui ont entamé des tranches d'analyse avec des analystes différents ont pu faire l'expérience de certaines différences quant à la facilité ou la difficulté d'aborder certains points avec chacun.
L'intimité à créer dans la cure est soutenue par la liberté d'expression qui s'inscrit dans la tradition de Voltaire lorsqu'il affirmait, « Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous ayez le droit de le dire », bien qu'on sache que c'est là une tâche idéale impossible à réaliser à la lettre. Qui plus est, celle-ci demeure tributaire à son tour du fait que la pratique de la psychanalyse ne peut se concevoir que dans le cadre d'un état de droit et de liberté.
A l'image de l'amour éternel et sans fissures, l'intimité en psychanalyse est une offre impossible à satisfaire : mais elle s'avère indispensable pour répandre la lumière et entretenir sa flamme, seul remède qui la fasse briller.
Miami, mars 2017.
Références
Etchegoyen, R. H. (1984). Fondements de la technique psychanalytique. Paris: Hermann, 2005.
Freud, S. (1912). « Conseils aux médecins sur le traitement analytique », La technique psychanalytique. Paris: P.U.F., 1953.
Fromm, E. (1947). L'homme par lui-même, Paris, Éditions sociales françaises, 1967.
Szasz, T. (1971). La ética del psicoanálisis. Antorcha: Mexico.
Voltaire, M. « Frases célebres », www.sabidurias.com (Ndt. : il semblerait que cette phrase ait été faussement attribuée à Voltaire, https://www.projet-voltaire.fr/culture-generale/voltaire-citation-apocryphe-je-ne-suis-pas-d-accord-avec-vous/
Traduit de l'espagnol par Danielle Goldstein, Paris