L’habitude n’a pas coutume de s’exprimer dans les sentiments
« Habitude », F.M. Shinde (traduit en anglais par Priya Adarkar et en français par Alice Bauer)
Quand j’étais petite, l’été était synonyme du retour rituel dans la maison de mes grands-parents, située à côté de la rivière Gomti dans l’état d’Uttar Pradesh au nord de l’Inde. Par opposition à la solitude de notre quotidien dans la ville de Delhi, la vie là-bas s’inscrivait dans un réseau relationnel complexe.
Il était entendu que nous connaissions les liens avec nos cousins, nos descendants ancestraux et leurs enfants. Il en allait de même pour les noms des
maulvis (théologiens), des tailleurs, barbiers et bouchers. Je fus donc troublée lorsque, après une journée passée à jouer dehors, ma tante me dit sarcastiquement que mes pieds boueux et sales « ressemblaient à ceux d’une
chamarin et ne seraient pas tolérés à la maison ». Je n’avais jamais entendu ce nom jusque-là ; je ne savais ni qui était cette
chamarin, ni à quoi elle ressemblait. Et encore moins qu’il ne s’agissait pas d’une femme mais d’un groupe d’intouchables, en lien avec le métier de tanneur de cuir ; ce nom était comme venu de nulle part, la résurrection d’une invisibilité permanente. Pourtant, ce que je perçus dans la voix de ma tante me fit penser que quelque chose du côté du self était fragilisé, quelque chose de trop terrifiant pour être convoqué. Une menace face à un grand besoin d’amour et d’approbation. En me lavant les mains et les pieds, je ressentais un profond soulagement à l’idée d’échapper à ce qui me semblait être une dégradation dangereuse ou une transformation irréversible. Dans le même temps, il m’en reste un souvenir d’humiliation et de rejet. Un avertissement quant au fait que l’on pouvait être banni de chez soi, devenir à tout jamais un sans nom, un paria pour la société. Au lieu de me sentir rassurée après le rituel, je sentais que ma tante suggérait que la saleté était endémique chez certains (dont je faisais partie) et ne pouvait pas être lavée. Comme un défaut ou un manque, présent dès la naissance. Sans en avoir conscience, je venais de recevoir ma première leçon sur les castes impures et les intouchables en Inde. Les insultes concernant les castes, telles «
chamar » (masculin) ou «
chamarin » (féminin) sont communément utilisées de manière dénigrante et stratégique afin de blesser les Dalits – ou les castes opprimées – en Indes et ailleurs.
Enracinée dans la logique du clivage pur-impur et de la transmission héréditaire, la caste forme, au sein de la société hindoue, une forme de stratification sociale et de domination qui vise à contrôler les métiers, la hiérarchie sociale, les interactions entre les gens et l’exclusion de certains. La logique des castes tient son autorité de textes anciens hindous qui légitiment le déni des droits humains les plus fondamentaux tels que l’accès à l’eau, la liberté d’utiliser les chemins publics, ou celle de choisir un métier en dehors de ceux qui vous ont été assignés du fait de votre caste. Dans l’Inde contemporaine, le système des castes ne constitue pas un héritage indiscutable, mais elle porte une hybridité pernicieuse en termes d’oppression. L’histoire des Dalits rapporte les atrocités commises sur les corps du fait du travail forcé dans les tanneries de cuir, crématoriums et du ramassage des ordures à la main, mais aussi par des lynchages et viols systématiques. En Hindi, le terme «
Dalit » signifie, brisé ou fêlé, un nom et une identité politique revendiqués par les « intouchables » pour leurs communautés. Il serait plus simple de dire que le système des castes est un symptôme irrémédiable dans la psyché indienne. Bien au contraire, au sein de la plupart des Indiens de castes supérieures, il s’agit de quelque chose de non formulé – une négation agressive – en particulier si leur naissance leur garantit d’être privilégiés et détenteurs de pouvoir.
Dans son article « Quelques conséquences psychiques de la différence des sexes au niveau anatomique », Freud considérait les femmes comme des sujets ayant à faire avec un manque primordial du pénis, ce qui faisaient qu’elles n’étaient pas entravées par l’angoisse de castration, élément constitutif de force, d’indépendance et de moralité chez les hommes. Les femmes étaient, selon lui, inférieures aux hommes en termes de conscience morale et de jugement. Selon une logique étonnamment similaire, l’idéologie brahmane postule qu’il existe une infériorité fondamentale de naissance et un manque d’intelligence ou de jugement chez les castes inférieures. Et ce au point que la domination sociale et l’exploitation des Dalits n’entraîne aucun sentiment de honte ou de culpabilité dans la psyché indienne. Pratiquée depuis des siècles au nom du système de castes, l’exploitation des corps et des esprits des Dalits a radicalement modifié la conscience hindoue. Le champ affectif n’est pas marqué, chez l’oppresseur, par la culpabilité ou la honte, lieu d’introspection réparatrice, mais par l’humiliation et la rage chez les opprimés, comme le réveil d’une vieille blessure qui se répèterait. Je soutiens que la surface affective de l’humiliation permettrait de constituer une topographie psychique du système des castes.
Dans son article
Mool Nayak, B.R. Ambedkar, penseur révolutionnaire de l’Inde contemporaine, compare la rigidité de la ségrégation de caste à celle d’une « tour qui auraient plusieurs étages, sans échelle, sans accès. On y meurt à l’étage où l’on est né. » (Kapoor, 2003). Ayant observé la lutte des Noirs pendant son séjour à l’Université de Columbia (1913-1916), dans le cadre d’une ségrégation raciale naturalisée à l’égard des Noirs, Ambdekar travailla à la formulation des deux systèmes d’oppression – esclavage et caste d’intouchables – pour souligner le niveau de dégâts psychologiques qui en découle. Il écrit « L’esclavage n’a jamais été obligatoire. La condition d’intouchable l’est » (ibid. p.5345), écrit-il, concluant qu’une forme ouverte et directe d’esclavage est préférable au vol de la conscience de l’asservissement que constitue la condition d’intouchable. Pour Ambekar, prendre conscience de l’oppression subie implique le rejet des interprétations religieuses de la théorie de la naissance et du karma. Pour la caste des Hindous comme pour les Dalits, qui se dissociaient énergiquement des racines religieuses de l’oppression fondée sur l’appartenance à une caste, il s’agissait d’une avancée audacieuse et dangereuse car elle signifie que le morceau de réalité dénié ou « indésirable », pourrait revenir à l’intérieur du Moi, souhaitant y être rapatrié (Freud, 1927).
Pratiquer la psychanalyse en Inde – avec la possibilité de subversion du système de caste qui, dans l’inconscient, est aussi tabou que l’inceste ou le parricide – nécessite un engagement du côté de la justice sociale ainsi que la reconnaissance que la neutralité ne sera pas la seule corde à notre arc pour faire face aux limites que nos patients rencontreront dans leur discours.
Siya, une patiente d’une petite quarantaine d’années, pleure très, très doucement. Elle a un rituel, une habitude. Lorsqu’elle sent qu’elle va pleurer, elle fabrique des « toilettes à larmes » avec la boite à kleenex et la corbeille à papier à ses pieds. A chaque fois qu’une larme apparaît, elle s’essuie vigoureusement les yeux, se frotte le nez et vise la poubelle avec le mouchoir. J’ai de la peine quand je revois ses mains sèches essuyant une larme au moment même où elle apparaissait. Il apparaît assez clair qu’elle ne veut pas que ses larmes deviennent une sensation, un tracé humide d’émotion. A la place, elle se tapote le nez et les yeux pour retirer ce qui pourrait être une excrétion répugnante du corps. Après son départ, je remarque des mouchoirs jetés au sol en dehors de la poubelle. Souvent, je ressens du dégoût quand je les ramasse. Parfois, je me demande si je me sens moi aussi humiliée. Cela me semble inhabituel. Cela se répéta pendant plusieurs années au cours de sa thérapie. Un jour, elle exprima son dégoût face aux attentes impérieuses de son père à l’égard des femmes de la maison. De nombreux souvenirs émergent. Elle élabore un moment particulièrement difficile et répétitif avec son père qui, après son bain, avait pour habitude de laisser ses sous-vêtements pour qu’ils soient nettoyés par les femmes. Parfois, lorsque c’était au tour de Siya de se baigner, la mère attendait de sa fille qu’elle nettoie les sous-vêtements de son père. Il n’était pas question de refuser ; elle trouvait cela rabaissant et humiliant, comme si on lui désignait sa place au sein de la famille. A ce moment, elle commence à pleurer, essuyant vigoureusement ses larmes qui apparaissent et visant la corbeille avec ses mouchoirs. Quelques mouchoirs froissés et utilisés tombent à côté. Je sens qu’il s’agit là d’un moment crucial. Je pense à la façon dont on peut rendre dicible l’indicible. Je dis : « j’ai une vague idée de ce que vous pouviez ressentir. Vous me faîtes vivre ce que c’est qu’être rabaissé lorsque vous laissez des mouchoirs sales que je dois ramasser après votre départ. » Scandalisée elle dit « Cela n’a jamais été mon intention. Je fais vraiment cela ? » Un moment plus tard, dans une tentative de se récupérer elle ajoute : « je pensais que vous aviez quelqu’un pour nettoyer votre bureau ! ».
En mettant en acte une expérience profondément personnelle, un « secret répugnant », de contact avec l’univers sadique anal du père (et de la mère), nous avons commencé à parler en humiliation, un langage de haine à l’égard d’un objet envahissant et érotisé. J’étais un sein-toilettes – nécessaire, pas aimé – dans lequel jeter l’agressivité clivée, gardant les aspects nourriciers du sein à l’abri et séparés (Meltzer, 1967; Lemma, 2014). J’avais aussi reconnu que, ancré dans la rencontre, se trouvait l’effondrement d’une angoisse clivée, révélant des fantasmes de souillure, d’impureté et d’empoisonnement tels qu’ils se jouent entre les genres et entre les castes. Qu’est-ce que cela fait d’être nécessaire en tant que toilettes et de ne pas être aimé ? A côté d’une reconstruction de la vie intrapsychique, quelles structures sociales et identitaires seront-elles mises au jour dans l’anatomie de l’humiliation ? Dans la mesure où ces échanges avaient lieu entre une patiente de la caste hindoue et une thérapeute de la caste musulmane, il pouvait être utile à l’analyse de comprendre une dynamique particulière dans l’histoire des relations Hindous-Musulmans, les premiers étant les maîtres et les seconds constituant une minorité dans l’imaginaire indien social ou politique. Je dirais qu’une telle analyse serait incomplète si le travail évite ou ne tient pas compte de la question de la caste en tant que fantôme agissant au cœur de l’inconscient indien.
Le fantasme de la patiente selon lequel je devais avoir quelqu’un pour faire le ménage de mon cabinet n’est pas vraiment qu’une tentative provoquante d’en savoir plus sur la vie privée du thérapeute – disons sur la présence d’un tiers œdipien avec lequel je vivrais une intimité et une proximité qui en feraient un rival. Au contraire, il s’agit d’un retour fantomatique de la question de la caste dans les profondeurs de la vie inconsciente, et de la complicité de chacun dans la réduction, le rejet et l’annihilation silencieuse de l’autre (Guru, 2011). La patiente se défend contre notre différence radicale en ne nommant pas la caste. Avoir « quelqu’un pour faire le ménage » révèle une présupposition selon laquelle elle et moi sommes identiques dans notre dégoût à l’égard des souillures issues du corps, ou pire, à l’égard de celui qui nettoie (souvent un Dalit, un Musulman, ou un réfugié), cette ombre sans nom qui vient des ghettos urbains pour servir les classes et castes supérieures. Celui qui nettoie signifie le thérapeute, dans un moment transférentiel explosif. A un autre niveau, dans son fantasme, elle part du principe que moi aussi, je dénie mes parties sales, fécales (le père) qui sont manipulées par quelqu’un de moins privilégié : et que je serais alors un acteur neutre et non critique (la mère), désormais sans réaction devant la dévalorisation mise en œuvre par les rouages du système de castes.
Lorsque l’on réfléchit à la signification de la reconnaissance de l’autre dans des moments co-créés de mutualité, on espère qu’il y aura des temps partagés entre deux psychés qui échappent à la complémentarité soumission-domination. La reconnaissance mutuelle implique des transformations, issues des rencontres avec la différence de l’autre, c’est-à-dire le self en tant qu’autre de l’autre. L’autre survit à la destruction pour permettre la véritable découverte d’un sujet, ressemblant, qui pour autant est distinct et différencié (Benjamin, 2017). A l’opposé, les relations entre les castes révèlent une zone de « d’excès de reconnaissance», à savoir le coût social porté par ceux qui, dans une société, sont obligés de porter pour l’élévation d’un autre (Guru, 2011). Dans le contexte indien, les Dalits et les Musulmans sont habituellement ramenés au niveau de nature via la comparaison avec des animaux, ou, au niveau structurel, à une fonction utilitaire. Lorsqu’ils sont lynchés pour un simple soupçon de meurtre de vache, leur valeur est considérée comme inférieure à celle d’un animal. En assignant une signification répugnante à la vie de certains et à leurs métiers, la caste, tout à la fois, rend présent et exclut de la remémoration des expériences de rabaissement et de rejet. C’est à travers les mises en actes d’habitudes « innocentes » - un jeu dans le jeu – que la question de la caste fait retour dans la clinique comme une catastrophe impensable que l’on ressent, comme une larme qui coule sur sa joue et sur celle de l’autre.
Références
Benjamin, J. (2017).
Beyond Doer and Done To – Recognition Theory, Intersubjectivity and the Third. Routledge: New York.
Freud, S. (1927). Fétichisme.
Œuvres Complètes Vol XVIII. Paris: PUF, 1994.
Freud, S. (1925). Quelques conséquences psychiques de la différence des sexes au niveau anatomique.
Œuvres Complètes Vol XVII. Paris: PUF, 1992.
Guru, G. (2011).
Humiliation – Claims and Context. New Delhi: Oxford University Press.
Kapoor, S.D. (2003). B.R. Ambedkar, W.E.B. DuBois and the Process of Liberation.
Political and Economic Weekly, vol. 38, issue no. 51-52, December 27, 5344-5349.
Lemma, A. (2014). Off the couch, into the toilet: exploring the psychic uses of analyst’s toilet.
Journal of the American Psychoanalytic Association, vol. 62, issue 1, 35-56.
Meltzer, D.W. (1967).
The Psychoanalytic Process. London: Heinemann.
Shinde, F. M. (2009). Habit, trans. Priya Adarkar. In A. Dangle (ed.),
Poisoned Bread. Hyderabad: Orient Black Swan, p. 80.
Traduction: Alice Bauer