Identités / identité

Dr. André Beetschen
 

Que peut éclairer une approche psychanalytique de l’identité quand celle-ci se présente aujourd’hui comme une préoccupation sociale et politique, source de violents affrontements ?

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Bien que Sigmund Freud ait mis en relation, dans « L’analyse finie et l’analyse infinie », ces « trois métiers impossibles » que sont analyser, éduquer et gouverner[1], trois métiers ayant en partage une interaction humaine, il n’en reste pas moins que les champs du politique et du psychanalytique sont séparés. Clôture de l’espace analytique d’un côté, avec refusement de la mise en acte, alors que l’action  et la décision sont au contraire au principe du politique, parole intime et préservée par l’absolue confidentialité, ici, à l’inverse d’une parole publique qui s’attache ailleurs à convaincre, suspens dans l’ analyse d’un jugement dénonciateur ou clivant quand celui-ci, dans le  champ politique, soutient au contraire l’action à mener.

Il n’empêche : malgré la particularité de son exercice, le psychanalyste est immergé dans la vie de la cité et de son pays et l’on sait que la pratique analytique s’avère compliquée ou impossible, voire met en danger sous des régimes de dictature ou de liberté surveillée. Dans la mesure où le politique est un champ de conflits où se déchaînent des forces pulsionnelles, dans la mesure aussi où la parole du psychanalyste n’est pas idéologiquement « neutre » dès lorsqu’elle se fait publique (surtout si elle se livre à d’hasardeuses interprétations !), on ne peut que souligner, comme l’écrit Lise Demailly, « les embarras de la psychanalyse avec le politique »[2], même quand on admet qu’ « il est de la responsabilité des psychanalystes d’apporter leur part à l’effort commun pour penser la situation, penser sa dangerosité… »[3].

Freud l’avait fait dans sa réponse à Albert Einstein, avec « Pourquoi la guerre ? », après les réflexions sur « Psychologie des masses et analyses du moi » et Le malaise dans la culture, et avec le jugement prudent porté sur l’expérience communiste. Parmi les nombreux psychanalystes qui ont suivi cette veine, dont Jean-Claude Stoloff qui souligne, dans un livre récent[4], la fécondité d’un rapprochement entre conflit psychique et débat démocratique, la plupart s’est attachée à explorer comment les catastrophes de civilisation du XXème siècle (la Shoah et autres génocides) avaient donné un nouveau tour à la pensée analytique saisie par le  politique, et par l’auto-destructivité  soudain dévoilée en « l’humain ».

La réflexion psychanalytique contemporaine sur le politique se soutient donc d’une responsabilité assumée quand, dans les situations qui la convoquent, s’imposent la souffrance des corps et des esprits, et la violence  réelle ou symbolique. Ainsi pouvait-on lire, dans l’argument de la 30èmeConférence de la Fédération Européenne de Psychanalyse (La Haye, avril 2017), dont le thème était « Le propre et l’étranger » :

 

Nous avons choisi ce thème parce que l’Europe actuelle, en l’espace d’un temps très court de son histoire, s’est trouvée confrontée à des défis politiques économiques et culturels immenses, qui renferment un fort potentiel de conflits et remettent en question les structures sociales bien connues jusqu’ici.

L’un de ces défis politiques et culturels a pris le nom d’identité, en suscitant inquiétudes et conflits passionnés, en entrainant aussi des décisions et des choix politiques, dont l’élaboration de lois modifiant l’espace sociétal. Politiques sont en effet les choix à faire devant la régulation des flux d’immigration ou la préservation des droits humanitaires devant les drames vécus des « migrants », quand la mer Méditerranée est devenue cimetière marin…

 « Crises » ou « revendications identitaires », menaces aux frontières et au « chez-soi »,  craintes de voir se perdre les racines de l’identité culturelle quand, à l’inverse, la « radicalisation » est porteuse de danger, inquiétude quant à la laïcité quand s’installent des fondamentalismes religieux : repli et fractures menacent la possibilité d’un « vivre ensemble »… Les élections sont dites menacées par « un piège identitaire » qui aiguise les vieilles oppositions politiques. Il y eut même en France, pendant quelque temps, un ministère de l’identité nationale ! Et face à l’angoisse de perte d’identité autant que d’appartenance, on entend parfois se formuler le fantasme d’un « grand remplacement ». 

Alors de quoi l’identité est-elle le nom ? Le mot envahissant est devenu slogan des affrontements politiques, tout en voilant la nature ou la réalité de la chose. Autre affaire de mots : « séparatisme » entend suppléer aujourd’hui « communautarisme ». L’appartenance identitaire arrive à concerner aussi « l’assignation » de genre et de sexe. L’interrogation de l’identité dans les politiques contemporaines convoque la relation à l’autre, à l’étranger, leur éventuelle exclusion par les mesures défensives qui y concourent.

Fait politique autant que sociétal, la notion d’identité ne peut cependant être visitée sans que l’on parcoure, même trop vite, le champ des disciplines qui tentent d’en rendre compte. Ainsi le flou du concept et son énigmatique usage lexical ont-ils fait l’objet de l’analyse décapante  de Vincent Descombes, qui examine dans Les embarras de l’identité[5]la question du « Qui suis-je ? ». L’analyse linguistique des désignations du mot identité n’a toutefois pas supprimé son usage polémique, d’autant que la charge affective et psychopathologique est parfois venue l’accompagner : «l’ obsession identitaire », pour certains, ou encore L’identité malheureuse pour Alain Finkielkraut[6]. Quand le philosophe François Julien assure qu’il n’y a pas d’identité culturelle, le démographe, Hervé Le Bras, lui, retrace l’histoire  nécessairement métissée d’une nation.  Et quand la sociologie est sollicitée par Nathalie Heinich[7],  l’archéologue et préhistorien Jean-Pierre Demoule propose, lui, une  critique argumentée de nos mythiques origines indoeuropéennes[8]

Au côté de ces disciplines, quelle peut alors être la contribution propre de la psychanalyse si elle s’essaye à éclairer, depuis l’intimité subjective, la notion d’identité dans le champ  politique où elle se manifeste, et parfois se déchaine ? Constatons d’abord la rareté de l’emploi du mot ou de la notion d’identité chez Freud, sans doute parce qu’elle est trop vite indexée à l’empire et à la psychologie du moi, ou du « self ». On peut noter, d’ailleurs, que c’est de ce côté-là que la référence à l’identité s’est installée dans la psychanalyse anglo-saxonne, avec Erik Erikson et ses développements sur les « crises d’identité ».

Mais cette contribution devrait s’inscrire dans la perspective anthropologique qui n’a cessé d’être présente dans l’œuvre freudienne, notamment dans la méditation sur « le malaise dans la culture » où s’opposent les forces psychiques de liaison, celles d’Eros et des identifications, aux forces de déliaison des pulsions de destruction.  Chez Freud, toujours, la vision d’un « individu humain» se dégageant de l’illusion religieuse  mais tirant sa vérité, sinon son identité, d’un héritage « originaire » repose sur l’hypothèse maintes fois soutenue, notamment dans « Constructions dans l’analyse », qu’on peut « appréhender l’humanité comme un tout et la mettre à la place de l’individu humain »[9]. L’identité renverrait alors, du côté des racines subjectives, à cet originaire qui ne passe pas  tout en se transformant.

Mais l’identité porte le destin de ce qui pousse vers le semblable et l’identique, quand il s’agit de reconnaître et de se faire reconnaître, mais aussi de retrouver l’expérience de satisfaction : avec le couple « identité de pensée, identité de perception » s’exercent, pour cette retrouvaille, les processus primaires et secondaires. Et le procès des d’identifications vient au premier plan dans la quête d’identité. Comme l’a indiqué « Psychologie des masses et analyse du moi », la pensée analytique rejoint le politique quand il s’agit d’examiner quels traits identificatoires attachent entre eux les tenants de l’amour ou de la masse, dans le lien à l’idéal du moi et au leader. Mais le trait identificatoire qui fait vivre ensemble peut tout autant réunir qu’exclure quand il se fonde sur la haine ou l’élimination de l’autre, de l’étranger : racisme et idéologie nazie, ces cultures pures d’identité et de pulsion de mort, en ont donné la triste preuve.

Le travail psychique sur le conflit des identifications, travail analytique autant que culturel, est bien une remise sur le métier de la notion d’identité : se distinguent l’identique et le singulier, l’appartenance collective et l’individu, quand se reconnait la pluralité d’une « personnalité psychique » aux frontières floues et aux populations diverses qui la composent. Ainsi l’identité est-elle, en analyse, toujours à décomposer : une décomposition fragile, cependant, quand elle rencontre l’incertitude du sentiment d’exister, ou l’expérience  de la détresse. La clinique des états-limite ou des « souffrances narcissiques identitaires » où sont au premier plan les questions du narcissisme et des frontières du moi, et donc celles du rapport à l’autre et à l’étranger (comme le souligne Nathalie Zilkha dans L’altérité révélatrice[10]) jettent peut-être un éclairage sur ce que les détresses sociales et leurs revendications identitaires  imposent au politique.  Laurence Kahn, toutefois, émet cette hypothèse :

 

Je me demande jusqu’à quel point l’attraction de la psychanalyse pour les problèmes thérapeutiques liés aux défaillances identitaires n’est pas à considérer comme un symptôme de notre maladie culturelle actuelle…C’est dans le plan culturel, dans l’histoire contemporaine de la culture, qu’a eu lieu la déflagration d’un anéantissement inconcevable portant atteinte à la notion d’identité[11]

L’éclairage jeté par la psychanalyse sur les politiques contemporaines mettant en jeu l’identité, un éclairage qu’elle tire de sa pratique-même, pourrait bien être celui du trouble et de l’inquiétude, qui prennent en compte cette réalité psychique : l’identité s’avère impossible à définir quand son illusion unitaire est défaite par l’existence-même et l’agissement de l’inconscient (le moi n’est pas maitre dans sa maison), autrement dit par la répétition qui l’affecte et la met à mal. Michel de M’Uzan a ainsi proposé la distinction entre « répétition du même » et « répétition de l’identique » : différenciation précieuse qui éclaire les processus psychiques de répétition et leurs potentialités de transformation. Ce psychanalyste a d’ailleurs fait de l’identité et de l’identitaire un thème majeur de sa théorisation, en dégageant, dans la psyché, un registre identitaire, le « vital-identital »[12]où le traitement de l’auto-conservation est au premier plan. Le terme se propose en écho au «  sexual », proposé par Jean Laplanche pour le  registre freudien du pulsionnel sexuel, objectal et narcissique. 

Entre permanence et transformations, entre fixité et mouvements, telle se rencontre   l’identité psychique, traversée par le mouvement conflictuel des identifications, l’incertitude et le vacillement des frontières psychiques selon l’angoisse ou l’état amoureux, dans la revisite éventuelle des assignations de genre[13]. L’expérience psychique que Freud propose avec « L’inquiétante étrangeté »[14] – pas seulement une expérience d’effroi mais l’expérience féconde d’un dessaisissement : l’épreuve-même de l’inconscient – serait une forte illustration de cette inquiétude, sans doute plus riche d’enseignement dans la cure analytique que dans l’espace social et politique !

Où se rencontrent donc pensée psychanalytique et convictions politiques dans l’abord des questions identitaires contemporaines ?  Sans doute sur la nécessité de défaire le flou ou la « mainmise » d’un mot, comme l’écrit Viviane Abel-Prot[15], mais avec l’exigence d’examiner les  effets de réel de cette emprise. Car même à maintenir distincts, à propos de l’identité, les champs de l’analytique et du politique,  nous sommes reconduits au questionnement inquiet sur la fragilité de l’humain : la complexité des identifications sollicitées dès que s’exercent menaces ou  crispations identitaires, les forces de liaison et de déliaison ainsi provoquées ou déchainées, la massivité des défenses projectives aussi, ne peuvent faire ignorer qu’appropriation et destructivité vont souvent de pair. 

[1]Freud, S. (1937). « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin ». OCF-XX. Paris: PUF, 2010, p. 50.
[2]Demailly, L. (2018). « Que faire des embarras de la psychanalyse avec le politique ». Le Coq-héron, 2018/2 n°233, p. 42-47.
[3]Franck, A. (2018). « Saisir le Politique avec la psychanalyse », Le Coq-héron, 2018/2 n°233, p. 48-59.
[4]Stoloff, J-C. (2018). Psychanalyse et civilisation contemporaine - quel avenir pour la psychanalyse ? Paris: PUF.
[5]Descombes, V. (2013). Les embarras de l’identité. Paris: Gallimard, NRF Essais.
[6]Finkielkraut, A. (2016). L’identité malheureuse. Paris: Folio, Gallimard.
[7]Heinich, N. (2018). Ce que n’est pas l’identité. Paris: Gallimard.
[8]Demoule, J-P. (2014). Mais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d’origine de l’Occident. Paris: Seuil.
[9]Freud, S. (1937). « Constructions dans l’analyse », OCF-XX. Paris: PUF, 2010. 
[10]Zilkha, N. (2019). L’altérité révélatrice. Paris: Le Fil Rouge, PUF.
[11]Kahn L. (2004). Fiction et vérités freudiennes, entretiens avec Michel Enaudeau. Paris: Balland, p.288.
[12]De M’Uzan, M. (2005). Aux confins de l’identité. Paris: Gallimard.
[13]Tamet J-Y. (2019). Le genre inquiet« Folies de la norme », Le présent de la psychanalyse, 02, Septembre 2019.
[14]Freud S. (1919). L’inquiétant, OCF-XV. Paris: PUF, 1996.
[15]Abel-Prot, V. (2019). La mainmise d’un mot, « Folies de la norme », Le présent de la psychanalyse, 02, Septembre 2019.
 

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